Arc-en-ciel au village des damnés FR EN
La modernité en art n'est pas seulement issue, comme on le raconte souvent, de l'émancipation progressive des matières et des couleurs, qui auraient acquis, à la fin du XIXème siècle, le droit de s'ébattre librement hors de la contrainte des images : la gentille cigogne formaliste qui aurait apporté le bébé de l'abstraction est une fiction destinée à rassurer les jeunes gens sensibles. Mais que l'on regarde en face les temps de l'art moderne (le XXème siècle) et celui de l'art contemporain (le début du XXIème) : rarement dans l'histoire de l'humanité aura-t-on vu tant de massacres, de si grande ampleur, et tant de folies. Si l'on considère que l'art n'est pas une fantaisie innocente indépendante des circonstances sociales qui l'ont vu naître, alors il convient de rectifier un peu les registres de l'état civil artistique : si certains d'entre nous ont rêvé vivre dans le meilleur des mondes inventé par Maurice Denis en 1890, où un tableau, « avant d'être un cheval de bataille, une femme nue, ou une quelconque anecdote — est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées », il est bien plus raisonnable de faire naître notre époque un siècle plus tôt, en 1799, avec la parution des Caprices de Goya. Elle a été annoncée dans un journal madrilène daté du six février de cette année-clef, et le faire-part se terminait par ces mots admirables : « [...] la peinture (comme la poésie) choisit dans l'universel ce qu'elle juge le plus propre à ses fins ; elle réunit, en un seul personnage fantastique, circonstances et caractères que la nature présente répartis en plusieurs, et de cette combinaison, ingénieusement disposée, il résulte une heureuse imitation, par laquelle elle acquiert, lorsqu'elle use d'un bon artifice, le titre d'inventeur et non de copiste servile. Se vend rue du Désenchantement, au magasin de parfums et liqueurs, payant pour cette collection de 80 estampes 320 réaults ».
Il y a fort à parier que c'est un sommeil de la raison fort semblable à celui que décrivait Goya dans la planche 43 des Caprices qui a engendré les créatures dont les aquarelles de James Rielly exposées aux Beaux-Arts de Paris dressent l'inventaire : la naine voilée de Cowboy, les fantômes courts sur pattes de Small Ghost ou de We Are Owls évoquent d'ailleurs très directement les servantes naïves ou les mères maquerelles semblablement emmitouflées qui peuplent les gravures du maître espagnol , et le combat céleste de la Vierge et du démon au dessus de Painted House n'est pas sans rapport avec les sabbats de Correción ou de Todos caerán (Rielly a peint dans cette image les rêveries tout à la fois envoûtantes et inquiétantes que lui inspirait une de ces demeures fantastiques héritières du facteur Cheval, entièrement recouverte de céramiques par un propriétaire extravagant, qui se trouvait près de chez lui — et qu'on a mis à bas avec, qui sait, les chefs-d'œuvre qu'elle était susceptible de contenir).
Mais, dira-t-on peut-être, s'il est possible d'établir des liens entre les visions de Goya et celles de Rielly, il y a loin des tons pastels des pages aquarellées par ce dernier aux lugubres nuances de noir, de gris et d'ocre clair des gravures du premier ! C'est indéniable, mais il n'est pas impossible de lire dans cette différence non seulement l'effet de deux siècles écoulés, mais aussi celui de réflexes liés à deux cultures distinctes — le temps est loin où toute prise en considération de particularités nationales passait pour une revendication pétainiste (et l'on voit mal, désormais, pourquoi ce qui est accepté comme allant de soi pour la musique et la cuisine ne le serait pas également pour la peinture) : Rielly pratique plus et mieux que quiconque la litote, ou understatement, dont Stuart Morgan rappelait plaisamment qu'il est, au Royaume Uni, un sport national (« un Britannique, dit-il, s'efforcera toujours d'en dire un peu moins qu'il ne semble nécessaire »). Ce n'est pas un cliché de dire qu'à Londres le sommeil de la raison se nomme prudemment nonsense, et il n'est pas inutile de rappeler que James Rielly est citoyen britannique, même s'il réside en France depuis deux décennies (dans cette enclave du Périgord et du Quercy toutefois, où ses compatriotes sont si nombreux que l'anglais est la seconde langue de la région, région qui représente l'Europe telle que nous la rêvons et comme elle est, hélas, loin d'être encore). En soi, l'aquarelle n'est pas une « eau faible » qu'il conviendrait d'opposer à l'eau-forte. C'est un matériau intransigeant, qui ne souffre ni erreurs, ni lenteur, ni corrections, et requiert une discipline dans l'exécution qui ne le cède en rien à l'art de la gravure — Rielly l'emploie sur des papiers tibétains ou chinois fortement texturés, mais irrégulièrement, sans ce grain convenu qui nous fait paraître vulgaires les aquarelles qui en jouent à l'excès, et triche à sa manière avec les temps de séchage propres au medium : il l'éponge au buvard, produisant des effets d'estompe qu'on a davantage l'habitude voir en lithographie. Ce sont les couleurs employées, suaves et pâles, précisément de celles que nous associons aux « bonbons anglais », qui semblent essentiellement contredire ou atténuer la crudité des images, et induire la litote visuelle dont parle à raison Stuart Morgan. Mais cette spécificité n'est peut-être pas le seul lien de Rielly avec la culture populaire de son pays, ni la seule raison de l'effroi paisible qui se dégage de ses œuvres.
Longtemps, je me suis demandé quelle mémoire profondément enfouie ses enfants difformes, aux yeux bleu roi, touchaient en moi, jusqu'à ce que le hasard me fasse revoir l'étonnant Village des damnés (Village Of The Damned) réalisé en 1960 par Wolf Rilla, un cinéaste d'autant plus anglais, si l'on ose dire, qu'il l'était de fraîche date (ses parents avaient fui l'Allemagne nazie en 1934 pour gagner Londres). Le film compte, avec L'Invasion des profanateurs de sépultures de Don Siegel, parmi les plus réussis d'un genre étroitement lié à la période de la guerre froide, le récit d'Envahisseurs , qui, dissimulés au sein de la population d'un pays, s'emploient à l'exterminer — ou plus exactement à la remplacer — de l'intérieur, à la façon de ces « cinquièmes colonnes » dont le mythe ou le spectre est d'ailleurs en train de renaître. Les enfants du Village des damnés, engendrés durant une mystérieuse nuit de Walpurgis et pendant le sommeil de leurs mères, ne se distinguent des enfants ordinaires que par leur quotient intellectuel anormalement élevé, leur chevelure anormalement disciplinée et leurs yeux anormalement clairs. Ce sont, à n'en pas douter, des yeux de ce genre qui nous observent depuis les aquarelles de Rielly.
L'une d'entre elles nous fournit peut-être d'ailleurs une clef supplémentaire. Elle figure, avec une économie de moyens remarquables, une modeste chapelle à clocher ouvert comme on en trouve en Bretagne ou dans le Pays de Galles d'où Rielly est originaire (il s'agit, pour être précis, de la chapelle de St Gwyfan, édifiée sur une île minuscule dont les rivages ont été fortifiés pour éviter que la mer les engloutisse). Privé de son carillon, ce lieu de recueillement est devenu muet, sans doute a-t-il été déserté depuis longtemps par les fidèles — mais sur ses flancs Rielly a peint les fameux yeux bleus qui vous dévisagent. L'image est, dans sa simplicité, d'une extraordinaire efficacité. La propagande de guerre, dans les années 1940, avait inventé, ou repris d'une tradition plus ancienne, le slogan « Les murs ont des oreilles » (« Walls Have Ears ») pour mettre en garde les populations civiles contre les dangers de bavardages intempestifs susceptibles de fournir aux espions ennemis des informations cruciales. Mais, comme souvent, cette expression dite « imagée », si elle est parfaitement intelligible, ne fait se lever dans notre esprit aucune image (on n'en finirait pas de recenser les métaphores prétendument visuelles qui ne passent pas la barrière des mots : personne ne se représente, jamais, le journaliste qui « soulève un lièvre » à genoux au bord du terrier de l'animal ...). Les rares tentatives pour figurer un mur de briques pourvu d'un pavillon auriculaire étaient, au mieux, cocasses, alors même que le regard d'une maison s'impose comme une évidence. C'est la poésie, le cinéma et la peinture qui ont, dans ce cas, raison contre le langage populaire. Nerval (« Crains dans le mur aveugle un regard qui t'épie / À la matière même un verbe est attaché ...
/ Ne la fais pas servir à quelque usage impie ! ») dit bien que le mur n'est pas ouïe mais regard, et l'aquarelle St Gwyfan évoque aussi les yeux inquisiteurs de la maison moderniste, dans Mon Oncle, de Jacques Tati.
A priori, et même lorsqu'on ne connaît pas le village de Cribinau en Pays de Galles, il ne fait aucun doute que les yeux figurent sur l'aquarelle, et non sur la chapelle dont elle reproduit les contours. La chose serait pourtant possible : sur les quatre faces du Stupa de Swayambhunath, à Katmandou, des yeux peints semblent observer le monde environnant. Peut-être les contacts avec l'Inde, où Rielly voyage souvent et qui fait partie intégrante de l'imaginaire britannique, ont-ils donné à l'artiste l'idée d'un culte syncrétique où les chapelles pourraient avoir des yeux, et abriter avec bienveillance des créatures difformes qui ne seraient pas diaboliques : nains et naines, enfants à deux nez, quatre bras, trois arcades sourcilières ...
C'est la frilosité de nos monothéismes avec les images, quand par miracle elles ont été autorisées, qui a forgé nos représentations prudentes du corps humain — les démons seuls ont, dans la peinture de ce côté-ci du monde, eu longtemps des formes excentriques et joyeuses, tandis que l'hindouisme n'hésitait pas à peupler son panthéon de figures à trois têtes, à masque d'éléphant ou à multiples paires de bras. Peut-être faut-il déduire de tout cela que les Caprices de Rielly, passés par le Gange et le Five O'Clock Tea, ne sortent pas tout-à-fait du même cauchemar que ceux de Goya, au seuil d'une modernité que ce dernier pressentait atroce. Ils sont certes encore hantés par des monstres, mais des monstres qui disent tout-à-la fois le mal dont ils sont capables et la paix qu'ils réclament, la douleur et sa rédemption, l'absurdité de nos vies et la vanité qu'il y aurait à nous en indigner — des monstres apaisés, fardés, dans leur enfer, de mascara arc-en-ciel. Il y a paradoxalement quelque chose d'angélique dans le Village des damnés aquarellé de Rielly, si l'on accepte l'axiome de G.K. Chesterton selon lequel angels can fly because they can take themselves lightly , « les anges volent parce qu'ils se prennent à la légère » — ce n'est pas une affaire, après tout, que de confondre parfois les œufs au plat du petit déjeuner avec un masque de beauté.